En 2019, le rendement des obligations à dix ans des États-Unis est passé sous celui des obligations à deux ans pour la première fois depuis plus d’une décennie. Cet écart inhabituel a immédiatement attiré l’attention des marchés et des économistes.
Depuis les années 1960, chaque occurrence de ce phénomène a précédé une récession majeure dans les grandes économies occidentales. Malgré tout, ce signal continue d’être débattu, contesté, parfois même ignoré par certains acteurs financiers.
La courbe des taux : un miroir de la confiance économique
La courbe des taux s’impose comme l’un des baromètres les plus observés de la sphère financière. Elle trace la relation, sur le marché obligataire, entre taux d’intérêt et maturité des titres, révélant l’état d’esprit des investisseurs. Lorsque la pente s’accentue, la prime de risque sur les échéances lointaines s’envole : la crainte d’inflation ou de turbulences prend le dessus. À l’inverse, l’aplatissement, ou pire, l’inversion de cette courbe, signale un basculement de perspective : la confiance vacille, la prudence domine.
Le spread entre obligations à court et long terme, étudié de près par les grandes institutions financières, sert alors de thermomètre avancé pour la santé de l’économie. La courbe, loin d’être un simple graphique abstrait, influence concrètement le marché obligataire, mais aussi le marché actions. Les agences de notation surveillent ces mouvements de près, prêtes à revoir la notation souveraine quand les signaux de défiance s’accumulent.
En Europe, la structure des taux est étroitement liée aux décisions de la Banque centrale européenne, qui ajuste ses interventions pour maintenir l’équilibre dans la zone euro. En France comme ailleurs, la courbe des taux reflète cette tension permanente : recherche de rendement face à la prudence, volonté d’aller de l’avant sans ignorer la fragilité ambiante. L’évolution du terme des taux guide l’allocation des portefeuilles, oriente la stratégie des investisseurs institutionnels et façonne la perception du risque sur l’ensemble des marchés financiers.
Pourquoi la courbe s’inverse-t-elle et qu’est-ce que cela signifie vraiment ?
Une courbe des taux inversée n’a rien d’un simple accident de parcours. Elle matérialise un déséquilibre profond dans les attentes des marchés. En temps normal, les rendements à long terme sont supérieurs à ceux de court terme. Mais quand l’inquiétude s’installe, certains investisseurs exigent une rémunération plus élevée sur les obligations à brève échéance, ce qui traduit une nervosité palpable sur la trajectoire économique.
Ce renversement trouve souvent son origine dans les actions des banques centrales. Lorsque la politique monétaire devient plus stricte, relèvement des taux directeurs pour freiner l’inflation, les taux d’intérêt à court terme montent en flèche. Parallèlement, le marché anticipe un ralentissement de la croissance. Résultat : les investisseurs se ruent sur les bons du Trésor à long terme, faisant baisser leurs rendements, jusqu’à ce que la courbe s’inverse. L’exemple américain de 2022 l’illustre parfaitement : le spread entre les obligations à 2 ans et à 10 ans est passé en territoire négatif.
Plusieurs ressorts expliquent cette dynamique. Voici les principaux mécanismes à l’œuvre :
- Relèvement rapide des taux directeurs par les banques centrales (Fed, BCE…)
- Développement d’anticipations de récession ou de ralentissement de l’économie
- Déplacement massif des capitaux vers les obligations à long terme, jugées plus sûres
La structure des taux devient alors un signal scruté de toutes parts. Elle expose sans détour la défiance face à l’avenir et révèle la crainte d’un retournement du cycle.
Les conséquences d’une inversion : récession, marchés et comportements des investisseurs
L’inversion de la courbe des taux agit comme un avertissement clair. Lorsque les rendements à court terme dépassent ceux à long terme, le message est limpide : la confiance recule, le risque de récession refait surface. À plusieurs reprises, ce signal a précédé toutes les récessions reconnues par le NBER aux États-Unis depuis les années 1960.
Le marché obligataire est le premier touché. Face à la montée de l’incertitude, les investisseurs se reportent massivement sur les obligations d’État à longue échéance. La prime de risque sur ces valeurs refuges diminue, tandis que la liquidité s’assèche sur les segments plus risqués. Sur le marché actions, la nervosité s’installe : les valeurs cycliques, tributaires de la conjoncture, sont délaissées au profit des valeurs défensives, santé, services aux collectivités, alimentation, dont la résistance face aux chocs économiques rassure.
Chez les investisseurs institutionnels, cette inversion change la donne. Les portefeuilles sont réajustés, la gestion du risque prend le pas sur la chasse au rendement. L’écart de taux (spread) entre maturités devient le capteur privilégié des attentes macroéconomiques.
La zone euro et la France connaissent aussi ces évolutions. Même une inversion minime de la courbe des taux suffit à raviver les doutes sur la trajectoire du PIB et à accentuer la volatilité sur les marchés. Un simple signal d’alerte suffit à bouleverser l’équilibre, modifiant durablement les stratégies d’investissement.
Ce que l’histoire nous apprend sur les inversions de courbe des taux
La courbe des taux inversée a acquis au fil des années une dimension presque prophétique pour les économistes et les professionnels de la finance. Depuis 1960, aux États-Unis, chaque inversion a précédé une récession. Cette corrélation n’a rien d’un hasard : la relation entre le retournement de la structure des taux d’intérêt et les cycles économiques se vérifie, étude après étude, dans les publications comme Review of Economics and Statistics ou Econometrica.
L’avant-crise de 2008 en est l’illustration la plus frappante. Dès 2006, l’écart entre les bons du Trésor américain à 2 et 10 ans s’est inversé, signalant la tempête à venir. Les grandes banques centrales, à commencer par la Fed, ont tenté de réagir à coups de politiques monétaires plus souples, abaissant les taux directeurs. Mais la mécanique était enclenchée. La Banque centrale européenne (BCE) et la Banque Royale du Canada (RBC) ont également été confrontées à ce signal durant d’autres périodes de ralentissement.
Le scénario se répète : inversion, méfiance, puis récession. Les recherches, notamment celles de Matthieu Bussière, montrent que ce schéma dépasse largement le cas américain. En Europe, après la crise souveraine, la vigilance s’est renforcée. Le moindre infléchissement de la pente de la courbe des taux est désormais interprété comme le signe d’une conjoncture mouvante, chaque alerte pouvant précéder un nouveau choc économique.
Face à la courbe des taux, l’histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent. Les marchés, eux, ne détournent jamais le regard trop longtemps.

